samedi 11 décembre 2021

Ann O’aro à La Passerelle de Saint-Brieuc, le 9 décembre 2021

 Ann O’aro à La Passerelle de Saint-Brieuc, le 9 décembre 2021

( michel) 

 

Ce n'était pas une simple affaire de rejoindre Saint-Brieuc en ce jeudi soir où  tout l'ex-  comté du Goëlo s'est retrouvé copieusement arrosé.

De sérieux ralentissements sur la N12, bien avant la sortie Binic/Saint-Quay,, obligent les usagers à faire du place pendant un long moment.

Arrivé Place de la Résistance, tu apprends que le Jazz au Bar a été annulé ( maudit Covid!).

A 19:45,  les portes du théâtre Louis Guilloux s'ouvrent, 15 minutes plus tard tu constates que la salle est loin d'afficher complet.

Est-ce dû au retour en force de la pandémie, à la météo exécrable, ou parce que les Briochins ont décidé de serrer la ceinture au maximum avant les festivités de fin d'année, la question attend vos réponses....

20:00 et des poussières, ils sont trois à investir la scène: Anne-Gaëlle Hoarau, nom d'artiste Ann O’aro, le tromboniste Teddy Doris ( également seconde voix)  et Bino Waro aux percussions et backings.

Bino est le digne fils de Danyèl Waro, une icône à La Réunion.

On a écrit percussions et pas batterie, il chevauche un roulèr qu'il bat à mains nues, tabasse un pikèr  fait de bambou et un sati plat, les seuls éléments du drumkit dont il dispose sont une cymbale et une caisse claire.

Teddy, au background jazz, pratique aussi le maloya, le séga, le gospel, la musique latine, la musique africaine, la variété, le reggae, il a accompagné, e a, Gael Horellou, Tine ¨Poppy  et fait partie du Quartet Dojoro.

Ann O’Aro est non seulement chanteuse, mais aussi poétesse.

Elle a gravé deux albums: Ann O'aro et Longoz, tous deux chantés en créole.

Comme tu n'as pas eu accès à la setlist et que le créole réunionnais est une langue impénétrable pour ton petit cerveau, tu éludes l'énumération des différents titres et leur analyse.

Un morne  trombone  entre en action, Ann y accroche un chant plaintif, les percussions et l'instrument à vent habillent la triste mélopée, même sans capter le sens du texte, tu comprends qu'il s'agit d'une tragédie.

Ann O'aro  utilise ses textes et sa voix pour exorciser un passé douloureux , elle a été violée par son paternel, qui se suicide alors que la jeune fille affiche 15 ans.

La voix, tour à tour enveloppante et chaude, peut se faire brutale et muer en cris de rage. Expressive, la jeune femme vit ses textes et parvient à toucher nos âmes, même si la langue nous est étrangère.

Une seconde complainte mélancolique succède à la première plage, elle évoque  les mornas chantées par Cesaria Evora ou les saudades d'Amalia Rodrigues.

L'accompagnement singulier ajoute une touche supplémentaire à l'effet dépaysant et quand arrive le dernier mouvement du morceau, la mélopée vire chant tribal, sauvage et saccadé.

Après deux morceaux, la chanteuse réunionnaise salue l'assistance et expose la teneur de ses chansons, tout en dressant un bref croquis de ce qu'est La Réunion, son passé colonial, l'esclavagisme,  la filière canne à sucre,  l'alcoolisme, les passions sexuelles... 

Hier j'ai été à Brest, ce qui m'a permis d'apprendre un mot breton, Yec'hed mat!

Elle embraye sur ' Zwazo', un des titres dans lequel on reconnaît quelques phrases en français.

Le trombone se morfond, Ann se cache, Bino martèle son attirail, elle revient, l'oiseau, fragile et nu, pleure, une larme noire.

 Qui entendra son désarroi?

Poésie et métaphores, elle fait fort!

Un démarrage lent,  a capella, à deux voix,  pour la suivante, tu sais pourtant que ce n'est que provisoire, les percussions rallument la flamme passionnelle. Exaltée, elle  crie son blues, à la manière d'une Billie Holiday chantant les arbres du sud portant d'étranges fruits, décharnés.

Et le voyage se poursuit dans la douleur et l'effroi, une sirène de paquebot amorce  un nouveau blues, proche de ceux que chantent Nina Simone, ' Longoz'  au texte sombre, dépeint plantes invasives et commérages éthyliques.

'Rodarim' et son approche martiale déboule, l'infanterie avance en cadence, Ann chantonne, le trombone tapisse un fond monotone, puis soudain Bino décide d'accélérer le rythme, la chanteuse le suit,  et entame une danse souple tandis que Teddy s'époumone. Le petit tambour d'Arcole annonce un retour au calme, la complainte se meurt à petits feux.

Parenthèse narrative avec aperçu historique sur fond de révolte et d'images pas vraiment roses.

 Donne du rhum à ton homme,  ça avait l'air sympa chanté par Moustaki, mais assister au spectacle de gosses de sept ans arrachés à leurs parents,  nous éloigne fort des cartes postales vantant les plages idylliques de l'île perdue dans l'Océan Indien.

La réalité est plus sordide: taux d'incestes élevé, alcoolisme et violences sexuelles, on est loin du folklore et de  "Maloya ton tisane"!

Retour à la musique, le trio propose un titre chaloupé, suivi par ' Soubassement', un slam baudelairien, intense et  lancinant .

Après un nouveau lament poignant , elle s'éclipse pour se diriger vers la table de mixage.

Un problème de retour, inaudible dans la salle, les garçons en profitent pour amorcer une pièce noire accablante .

On arrive au dernier virage indique-t-elle, en soulignant qu'à la table de merch il ne reste plus que quelques exemplaires de ses albums.

La dernière série est entamée par un chant à deux voix  avant un monologue free jazz remarquable du trombone sur lequel Ann se laisse aller à une danse fébrile, puis viennent 'Sézisman'  et le titre qui l'a fait connaître sur le continent, le puissant et cru ' Kap Kap', qui relate l'inceste.

 

Le public, conquis, réclame un bis, la chanteuse revient seule  pour interpréter, sans accompagnement musical, un chant décrivant une forêt, à 3000 mètres d'altitude, elle est noyée dans le brouillard, on y entend des voix.

Cette dernière péripétie, dont la mélodie rappelle ' Petit Pays' de Cesaria Evoran  a refilé des frissons à plus d'un auditeur et c'est avec le sentiment d'avoir assisté à une concert fort, autant que  déconcertant, que tu pars affronter les éléments qui secouent les routes devant te ramener vers un  toit hospitalier.